Emma Stone, Jesse Plemons et Willem Dafoe
décryptent Yorgos Lanthimos.
Les stars de son dernier film, “Kinds of Kindness”, expliquent que lorsqu’on
travaille avec le réalisateur, moins on en sait, mieux c’est.
Dans le nouveau film de Yorgos Lanthimos, “Kinds of Kindness”, le personnage interprété par Emma Stone raconte un rêve dans lequel elle était dans un monde étrange. “Là-bas, ce sont les chiens qui commandent”, murmure-t-elle. “Les gens sont des animaux, les animaux étaient des gens. Mais devoir obéir à un maître canin n’était pas si terrible que cela”, dit-elle : “Je dois admettre qu’ils nous traitaient plutôt bien.”
Comparés à la façon dont les êtres humains se traitent les uns les autres dans “Kinds of Kindness”, une nouvelle comédie sombre qui vient d’être présentée en avant-première au Festival de Cannes, et qui sera en salle le 21 juin, les chiens constituent certainement une amélioration.
Composé de trois histoires distinctes dans lesquelles les mêmes acteurs reviennent dans des rôles différents, “Kinds of Kindness” débute par l’histoire de Robert (Jesse Plemons), un sous-fifre d’entreprise dont chaque interaction dans la vie – y compris ce qu’il doit manger, comment il doit parler ou qui il doit épouser – est contrôlée par son patron (Willem Dafoe), dont les décisions entraînent le pauvre Robert dans une spirale infernale. La deuxième histoire suit Daniel (Plemons à nouveau), qui est convaincu que sa femme (Stone) n’est pas celle qu’elle prétend être et l’entraîne dans des situations insensées pour prouver qu’elle est la bonne.
Dans la troisième séquence, les membres d’une secte, joués par Stone et Plemons, recherchent une femme capable de réveiller les morts, bien que les caprices de leur gourou (Dafoe) exigent que cette femme mystérieuse ait une certaine taille et un certain poids, et qu’elle ait un jumeau identique (même lorsqu’il s’agit de pouvoirs surnaturels, il y a des obstacles à franchir).
Samedi après-midi, dans un hôtel à Cannes, j’ai rencontré Stone, Plemons et Dafoe afin de comprendre ce triptyque. Selon les acteurs, Lanthimos ne souhaite pas en dévoiler trop. “Yorgos dit qu’il aime que les gens aient des points de vue différents sur le film”, explique Dafoe. “Je pense que c’est ce qui fait sa force.”
En discutant du film et des autres projets de Lanthimos, comme “Poor Things” et “The Favourite”, il est apparu clairement que pour entrer dans les mondes singuliers du réalisateur, les acteurs doivent eux aussi laisser derrière eux leurs idées préconçues sur leur sens.
Voici des extraits de notre conversation.
Une avant-première à Cannes peut être assez grisant. Qu’avez-vous ressenti lors de la présentation de ‘Kinds of Kindness’ ?
EMMA STONE – C’était intense. C’était magnifique, incroyable, plus grand que nature, mais j’ai eu l’impression de vivre une expérience extracorporelle tout du long.
JESSE PLEMONS – Les gens crient nos noms comme dans un film d’horreur.
STONE – Rrrrahhh ! Et quand on est dans un état dissociatif, ça ressemble vraiment à un film d’horreur. Mais c’était incroyable.
Emma et Willem, vous avez déjà travaillé avec Yorgos. Comment était ce d’accueillir Jesse dans la troupe ?
PLEMONS [à Dafoe] – Willem est venu vers moi. C’était un très bon accueil.
WILLEM DAFOE – Ces deux-là sont le centre du projet, et c’est moi qui suis venu à eux. Il n’y a pas eu d’accueil. J’étais l’invité !
PLEMONS – Tu m’as dit quelque chose de très utile au début, quand j’essayais de ne pas sombrer dans la spirale de l’histoire : “Concentre toi sur la dynamique entre les personnages.”
Jesse, vous avez révélé que Yorgos ne voulait pas vraiment discuter du scénario ou de ses personnages. Comment avez-vous fait pour trouver votre place ?
PLEMONS – Ce n’est pas une position très confortable, surtout au début. Je ne cessais de me dire : “Non, je dois mettre ça dans une catégorie, dans une boîte, je dois donner un sens à tout cela”. Et puis on passe du temps avec ces gens qui ont déjà fait cela avec Yorgos, et lentement, une certaine atmosphère commence à s’installer, on lâche un peu prise et puis on s’y abandonne. ça devient au final une exploration amusante.
DAFOE – Les personnages se révèlent à travers leurs actions. On ne décide pas de l’identité du personnage avant d’en faire l’expérience, car cela bloque toutes sortes d’impulsions. Mais nous disposions d’un texte magnifique. En particulier dans la première et la deuxième séquence, l’écriture est tout simplement somptueuse.
STONE – Qu’est-ce qui ne va pas avec la troisième ?
DAFOE – Il y a plus d’intrigue ! Mais la troisième est cool.
STONE – “La troisième est cool”. Je me moque de toi.
Mais il y a peut-être quelque chose de séduisant quand on ne sait pas toutes les réponses. L’intérêt majeur de “Kinds of Kindness” réside dans le fait de trouver son propre fil conducteur entre ces histoires.
DAFOE – C’est un film tout en mouvement, qui n’est pas figé. Les gens viennent le voir avec leurs propres expériences. Il y a un intérêt à donner un sens à ce film. Il se façonne avec son public, et c’est ça, le vrai pouvoir du cinéma. L’expérience nous enrichit, ce n’est pas une expérience passive.
Yorgos a révélé aujourd’hui que la première histoire était inspirée de ‘Caligula’. Je me suis dit “C’est très intéressant, mais pourquoi vous ne l’avez pas dit plus tôt ?” Et puis je me suis rendu compte que si je l’avais su, je n’aurais rien appris du film. Ce n’est que maintenant, après coup …
STONE – Que vous êtes en colère.
PLEMONS – Je lui ai demandé dès le début d’où venait cette idée, j’ai toujours ce besoin de comprendre. Il m’a parlé de ‘Caligula’, puis je l’ai lu, et je n’ai rien compris. [Rires] Mais c’était quand même intéressant !
STONE – “L’histoire est cool !”
Emma, Yorgos a dit que votre collaboration continue vous permet d’aller toujours plus loin. Qu’est-ce qui vous permet de faire cela, selon vous ?
STONE – J’espère que notre honnêteté s’approfondit. Avoir ce niveau de confiance, non seulement en lui en tant que réalisateur et en tant que personne, mais aussi dans sa façon de raconter des histoires et d’aborder ces choses, nous permet d’aller toujours plus loin dans l’exploration de la signification de l’humanité.
Dans la première histoire, le personnage de Willem n’est pas sans rappeler celui d’un metteur en scène dans sa façon de dire aux autres ce qu’ils doivent faire. En tant qu’acteurs, préférez-vous avoir un metteur en scène qui a une influence sur vos performances, ou un metteur en scène qui vous laisse vous débrouiller par vous-mêmes ?
STONE – L’idéal, c’est une combinaison des deux. On souhaite disposer d’un repère qui nous permette de savoir si ce qu’on essaye d’exécuter est bien ou pas, sans jamais dire “Je ne sais pas”. Mais on souhaite aussi avoir le libre arbitre nécessaire pour créer et s’approprier d’une performance.
DAFOE – Tous les grands artistes ont une discipline et un repère auprès d’eux. On peut trouver une liberté dans cette structure. J’aime les réalisateurs qui donnent leur vision, puis c’est à notre tour de l’habiter. Yorgos comprend la beauté de l’engagement. Il croit en la sagesse, en l’expression du corps, et j’y crois aussi. Quand il propose quelque chose, on peut avoir l’impression que c’est une restriction, une dictature, mais c’est en fait une grande liberté, car la libération réside dans l’action.
Emma et Willem, vous attendiez-vous à ce que “Poor Things” ait autant de succès ?
STONE – Non, non.
Emma, vous sembliez choquée quand vous avez reçu l’Oscar de la meilleure actrice pour ce film.
STONE – Je ne comprends toujours pas ce qu’il s’est passé.
Qu’est-ce qui explique que ce film ait touché une telle corde sensible chez les gens ?
DAFOE (montre Stone du doigt)
STONE – Quoi ?
DAFOE – Rien, ma chère.
STONE – Quand on vit cette expérience et qu’on réalise tout type de projet, il est vraiment difficile de voir où ça va nous mener. La question que j’aime le moins, et je comprends pourquoi les gens la posent, c’est : “Qu’est-ce que vous voulez que le public retienne ?” Je réponds toujours : “Je ne sais pas ce qu’ils ressentent !” C’est ainsi que j’aborde les films que j’ai la chance de faire : “Qu’est-ce que j’en retiens ? Si cela me semble intéressant, peut-être que ce le sera pour d’autres personnes.” Honnêtement, je ne savais pas ce que les gens allaient penser de “Poor Things”. A la fin de chaque journée, nous allions dans la salle de développement, Yorgos regardait les rushes, et je lui demandais : “Qu’est-ce que tu as pensé d’aujourd’hui ?” Et il me répondait : “C’est un désastre.” C’était surréaliste, et de la même manière, je ne sais pas comment les gens vont réagir à ‘Kinds of Kindness’. Je me souviens du jour où j’ai vu ‘The Favourite’, très tôt, dans une salle de projection, et je me suis dit “C’est génial, mais je me demande qui ira voir ce film. Il y a tellement de fish-eye !”
C’est peut être la raison pour laquelle les films de Yorgos ont du succès : chaque personne qui regarde ressent qu’il a été fait juste pour elle.
STONE – Oui. Et les meilleurs conteurs, qu’il s’agisse d’auteurs, de réalisateurs ou de peintres, savent quand ils le font pour eux; soit parce qu’ils ont besoin de l’exprimer, soit pour le succès commercial, soit pour les gens y réagissent. Il réalise ces films parce que ces histoires l’intéressent, et que ça fait écho. Je pense que plus c’est personnel, plus ça devient universel.
PLEMONS – Je suis tout à fait d’accord. Pour moi, c’est toujours un choc lorsqu’un film sort enfin, même si c’est le but. Il est évident qu’un film dans lequel vous jouez se doit de bien marcher, sinon on ne vous rappelle pas. Mais ce que j’en retire avant tout, c’est de l’avoir fait.
STONE – Vous connaissez l’expression “Les personnes intéressées sont intéressantes” ? C’est comme ça : plus on s’implique personnellement en tant qu’acteur, plus on génère de l’intérêt. Cette idée de “un pour moi, un pour eux”, je n’y crois pas du tout.
PLEMONS – Je n’y crois pas non plus.
STONE – Je ne pense pas que cela ait la même résonance. Je veux dire, je comprends qu’on fasse ce qu’on nous demande de faire, mais il faut que ce que nous faisons soit aussi intéressant pour nous. Cela rendra ensuite la chose intéressante pour les autres.
DAFOE – L’un des aspects les plus intéressants du métier d’acteur, c’est qu’on peut vraiment se laisser aller et vivre des moments de libération. On fait semblant, on a plus de liens avec les conséquences de la vie réelle. Si on est préoccupé par le résultat de ce que l’on produit, cela peut avoir de grandes conséquences, et enlever toute la joie, l’inventivité, et l’âme de ce que l’on fait.
STONE – C’est le cas pour chaque scène ! Si on se dit qu’on veut obtenir exactement cela dans telle scène, c’est la porte ouverte au désastre.
DAFOE – On veut que les gens aiment ce que l’on fait. On veut que ce soit un grand succès et que tout le monde soit content, mais il est vraiment essentiel de ne pas penser à la direction que prennent les choses. C’est probablement la raison pour laquelle je ne pourrais pas être réalisateur. Quand je regarde un réalisateur, je me dis : “C’est son problème !”. [Rires]
New York Times | 20 Mai 2024
Traduit par © Emma Stone France