“Je suis une fille de l’Arizona, et c’est un mec d’Athènes. Je ne sais pas comment ça a réussi à fonctionner”, dit-elle. Leur dernier projet, “Poor Things”, pourrait être récompensé par un Oscar.
Ce n’est pas rien d’avoir la faculté de pleurer devant une caméra. Emma Stone en est capable. Et même si elle n’a pas envie de pleurer au beau milieu d’une interview, c’est pourtant ce qui est en train de se produire.
« Je suis décidément une vraie comédienne, qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? » dit-elle, les yeux remplis de larmes.
Nous sommes à la mi-novembre à Los Angeles, et nous déjeunons avec Yorgos Lanthimos, le réalisateur Grec avec lequel Stone a tourné ses comédies les plus cocasses, comme ‘The Favourite’, et maintenant ‘Poor Things’, qui a remporté le Lion d’Or à la Mostra de Venise en septembre dernier, et qui est pressenti pour être un acteur majeur des Oscars après sa sortie le 8 décembre. Adapté du roman d’Alasdair Gray, ‘Poor Things’ met Stone en scène dans le rôle de Bella Baxter, et ça pourrait devenir le scénario le plus scandaleux de cette année cinématographique : prisonnière d’un mariage malheureux, elle se jette d’un pont et est ressuscitée par un savant fou (Willem Dafoe), qui échange son cerveau contre celui de son futur enfant.
Stone possède de nombreuses scènes comiques, jouant ce rôle de femme adulte possédant l’esprit d’un enfant, mais l’arc narratif de Bella est pourtant à couper le souffle : tandis qu’elle essaye de trouver son indépendance en découvrant ses émotions, puis en s’éveillant peu à peu à la sexualité et à la politique, Bella doit faire face à des prétendants malchanceux (incarnés par Mark Ruffalo et Ramy Youssef), attirés par son esprit anticonformiste et cherchant par la même occasion à la posséder. C’est un personnage qui a particulièrement compté pour Stone – « Je l’aime tellement » me dit-elle, et elle essaye de dire avec humour que de parler de ce film l’a parfois émue aux larmes.
« Je suis juste un peu fatiguée » déclare-t-elle.
Outre The Favourite et Poor Things, Lanthimos, 50 ans, et Stone, 35 ans, ont aussi collaboré pour le court métrage “Bleat” ainsi que sur “And”, une anthologie des bandes dessinées prévue pour l’année prochaine. « En tant qu’actrice, c’est le meilleur sentiment qui soit. Il est rare de sentir que quoi qu’il arrive, on est protégé par son metteur en scène. »
Lanthimos facilite cette confiance par un long processus de répétitions qui mélange comédie et improvisation : les acteurs récitent leur texte tout en faisant des galipettes, en marchant à reculons, ou en fermant les yeux. « Nous ne répétons jamais en nous disant : je sais comment je vais jouer cette scène, on va la jouer comme ça » explique Lanthimos. « Nous voulons plutôt créer un sentiment de camaraderie, nous amuser, et apprendre à nous connaitre les uns les autres, afin qu’ensuite nous soyons à l’aise avec le ridicule. »
Certains acteurs nouent des relations à long terme avec des auteurs, les obligeant à sacrifier une grande partie de ce qui a fait d’eux des stars du cinéma : afin d’accéder à un certain niveau de prestige, certains comédiens deviennent plus taciturnes, certaines actrices enduisent leur peau de terre, et les idoles des jeunes générations disent devoir se torturer au nom de leur métier. Mais avec Lanthimos, Stone n’a pas eu à renoncer à son comique, si à son empathie innée qui sont ses plus grands dons d’actrice. Au contraire : elle utilise ces facultés à chaque fois d’une manière innovante et audacieuse, sous l’œil unique de son réalisateur.
Il n’en reste pas moins que ce partenariat fructueux forme un duo on ne peut plus inhabituel : là où Lanthimos semble impassible et peu loquace, sa partenaire possède de grands yeux ébahis, elle est chaleureuse et désireuse de communiquer. Ou alors, comme le dit Stone, “Je suis une fille qui vient de l’Arizona, et c’est un mec d’Athènes. Je ne sais pas comment ça a pu fonctionner, car nos personnalités ne pourraient pas être plus différentes, c’est incroyable.”
Voici des extraits de notre conversation :
Quand vous êtes-vous rencontrés ?
Emma Stone – C’était en juin 2015, dans un café. J’étais en pleine répétitions pour ‘La La Land’, et nous nous sommes rencontrés pour parler de ‘The Favourite’. Je pensais qu’il serait un peu effrayant et tordu, mais ça n’a pas été le cas. La conversation a été très agréable et simple, nous nous sommes immédiatement bien entendus.
Vous vous attendiez à ce qu’il soit intimidant ?
Stone – Après avoir vu les films qu’il avait fait, oui.
Yorgos Lanthimos – Quel cliché.
Stone – J’avais 26 ans ! J’étais une gamine. Mais à partir de là, nous sommes restés en contact et nous avons appris à nous connaître. Quand nous avons tourné ‘The Favourite’, nous avons développé un début d’amitié, et à la fin du tournage, nous avons commencé à parler de ‘Poor Things’.
Yorgos, quand avez-vous lu ‘Poor Things’ pour la première fois ?
Lanthimos – Je venais juste d’emménager à Londres, et je rencontrais des gens pour des projets au Royaume-Unis. C’était juste après que ‘Dogtooth’ (2010) soit nominé aux Oscars, et les gens autour de moi commençaient à me montrer de l’intérêt.
Stone (taquine) – Nominé pour un Oscar. Tout le monde se disait « Wow, ce mec est génial ! »
Lanthimos – Mais quand j’ai commencé à parler de ‘Poor Things’, le projet a été rejeté à plusieurs reprises.
Pour quelles raisons ?
Lanthimos – “Le film est trop étrange, trop bizarre. » A cette époque, les gens se disaient : “on va demander à un cinéaste européen ou non américain de faire quelque chose de conventionnel, et il va juste y apporter sa propre touche.”
Stone – Et cela arrive encore.
Lanthimos – J’étais déçu, et probablement très naïf, parce que je rencontrais ces gens qui me disaient « ‘Dogtooth’ est extraordinaire, et nous voulons travailler avec vous. » Et puis j’ai produit ‘The Lobster’ (2016) et ils m’ont dit « Ah non non, ce n’est pas ça que nous voulions. Tu ne voudrais pas faire quelque chose de plus conventionnel ?”
Emma, comment Yorgos vous a pitché le projet ?
Stone – Il m’a donné sa vision du personnage de Bella ; ce qu’elle vit, ce que les hommes ressentent autour d’elle à mesure qu’elle évolue. Et je lui ai dit « Je suis partante.” Et mon dieu, c’est le meilleur personnage que j’ai jamais joué.
Qu’est-ce qui rend ce personnage si attractif ?
Lanthimos – Elle ne ressemble à personne.
Stone – Elle s’imprègne du monde qui l’entoure d’une manière si unique, si belle. J’aimerais en être capable. Elle m’inspire tellement, et pouvoir l’incarner tout au long du processus, tous les jours, a été le plus beau des cadeaux – c’est la plus grande joie que j’ai pu ressentir en jouant un personnage. Chaque personne possède en elle toutes les choses qui l’ont construite pour devenir ce qu’elle est à l’âge adulte. C’était si passionnant de découvrir que, sous toutes ces couches, il ne reste que la joie et la curiosité.
Dans le film, nous voyons Bella pour la première fois alors qu’elle n’a pas encore changé de cerveau : elle est d’abord cette femme, nommée Victoria Blessington, et puis soudain elle devient ce bébé adulte, impulsif et immature. Comment avez-vous incarné cette transition ?
Stone – C’était difficile. Cette étape a été la plus compliquée à jouer, parce qu’elle a un comportement très primitif. Le métier d’acteur peut parfois être embarrassant, on peut se sentir idiot, vraiment stupide. Heureusement, avec Yorgos, je me sens en confiance et c’est libérateur, parce que nous pouvions rapidement nous dire « ça ne fonctionne pas, on passe à autre chose. » J’ai pu aussi pleurer en toute sécurité si je paniquais sur n’importe quel sujet, ce qui m’est arrivé à maintes reprises. Nous avons travaillé sur ce projet pendant des années, et le moment de le concrétiser est toujours terrifiant. Pour moi, les deux premières semaines de tournage d’un film sont les plus difficiles, parce qu’il faut trouver ses marques, le ton qu’on veut donner, et mettre en pratique l’idée qu’on s’était faite. La première semaine a donc été assez difficile pour moi, pour lâcher prise et faire confiance, et je pense que tu as ressenti la même chose.
Lanthimos – Oui.
Stone – Nous en discutions tous les jours, et je lui disais « Comment je peux faire ? » et tu me répondais « Je ne sais pas. » Nous cherchions tous les deux à construire ce personnage.
Votre confiance mutuelle vous a-t-elle aidé à filmer l’éveil sexuel de Bella ?
Stone – Oui, ça a tout simplifié. Chaque fois que nous avons tourné une de ces scènes, il n’y avait que quatre personnes sur le plateau, en plus des acteurs. Il y avait Yorgos, notre directeur de la photographie Robbie Ryan, qui me regarde toujours comme si j’étais une lampe – il m’a vu nue tellement de fois que ça ne me fait plus rien – et puis Hayley Williams (première assistante réalisatrice) et Olga Abramson, notre spécialiste de la mise au point.
Lanthimos – Parfois, il n’y avait pas de son non plus. Quand nous le pouvions, nous installions des micros pour ne pas avoir de perchiste. C’était très intime.
Stone – Et nous avons eu une incroyable Coordinatrice d’Intimité (Elle McAlpine). Stupidement, je disais au début « Je n’ai pas besoin de coordinateur, je te connais depuis si longtemps. » Et puis, une fois qu’il a fallu jouer les scènes, je me suis rendu compte que sa présence était merveilleuse : elle a rendu l’atmosphère tellement sereine et professionnelle. Et puis après, ça a été bizarre de les voir à l’écran, parce que le tournage de ces scènes a été une expérience tellement intime que je me suis dit « Ah oui c’est vrai, elles sont dans le film ! » Mais c’est Bella. Elle n’a pas honte de son corps, de sa sexualité, de ce qu’elle est, et je suis très fière de cet aspect du film.
Cela vous a-t-il encouragé de rester dans cet état d’esprit ?
Stone – De rester nue à longueur de journée ? Oui, je vais devenir nudiste maintenant, ça m’a enhardi !
Je parlais plutôt de l’état d’esprit de Bella. Vous sentez-vous plus téméraire lorsque vous avez passé autant de temps dans la peau d’un personnage qui n’a jamais honte ?
Stone – J’aimerais dire que oui. Cette expérience m’a marqué à certains égards, et j’adorerais vivre ma vie comme le fait Bella. Mais c’est difficile de prendre en main sa propre histoire, et c’est le cas de tout le monde, sauf de Bella. Je trouve que c’est une source d’inspiration, et j’essaie souvent de me demander comment je pourrais lui ressembler un peu plus.
Yorgos, vous avez joué dans le film Greg ‘Attenberg’ au début de votre carrière, et vous avez filmé des scènes de sexe. Cela vous a-t-il donné des indications pour réaliser ces scènes ?
Lanthimos – Pour moi, ça n’a jamais été un problème. Je n’ai jamais compris la pudibonderie qui entoure le sexe et la nudité dans les films. Cela me rend toujours fou, de voir à quel point les gens banalisent la violence, et autorisent des mineurs à en faire l’expérience, alors qu’ils sont si pudiques en ce qui concerne la sexualité. Pour moi, le plus difficile dans le métier d’acteur, c’était la pression de l’attente, et c’est pourquoi quand je fais des films, j’essaie d’avoir le moins possible : pas de lumière, pas de matériel, rien. Personne ne va nulle part, personne ne s’en va. On n’a pas le temps de fumer une cigarette. On ne s’arrête jamais.
Stone – C’est pour ça que tu as commencé à vapoter.
Emma, est-ce que vous souhaitez aujourd’hui des projets différents par rapport au début de votre carrière ?
Stone – Je souhaite des projets et des personnages surprenants et un peu effrayants. Mais jusqu’à quel point peuvent-ils se permettre de l’être ? C’est juste de la comédie, je ne sauve aucune vie. Mais c’est une telle chance d’avoir de telles opportunités, que je trouve fou de s’assoir là en temps qu’acteur, et dire ‘C’était si dur.’
Lanthimos – C’est ce que je me dis aussi. « Je fais des films, mais qu’est-ce qu’il y a de si difficile là-dedans ? » Mais c’est vrai que je passe parfois des moments compliqués. Le stress.
Stone – Il est vraiment tendu à chaque tournage.
Lanthimos – Oui, c’est fou. C’est intense.
Et ça ne s’est pas arrangé avec le temps ?
Stone – Non, ça s’est empiré.
Lanthimos – J’essaye toujours de rationaliser et de me demander pourquoi je suis si contrarié ? Ce n’est qu’un film ! Bien sûr, quand on compare avec d’autres choses qui se passent dans le monde, je me dis que c’est ridicule. Mais pour vous, à ce moment-là, c’est la fin du monde.
Stone – Et puis, tu es souvent sur le plateau. Tu es éloigné de la vraie vie. Tu travailles tant d’heures par jour, et c’est prenant.
Alors qu’avez-vous ressenti à la fin d’un tournage aussi prenant que celui de ‘Poor Things’ ?
Stone – J’étais dans tous mes états. J’étais dévastée. Je n’arrivais pas à terminer les scènes que je tournais le dernier jour, tellement je pleurais.
Vous ne vouliez pas partir ?
Stone – Je voulais en finir, parce que nous étions épuisés, mais je ne voulais pas non plus que ça se termine. C’était une expérience si importante pour moi, que j’en suis encore triste aujourd’hui.
Lanthimos – Le dernier jour, nous avons tourné en studio, et nous avons fait la scène où elle saute du pont.
Stone – J’ai les larmes aux yeux. Je suis désolée, j’ai l’air stupide. C’est étrange. Le dernier jour, j’ai tourné le saut que Victoria fait du haut d’un pont, alors qu’elle est enceinte, et j’étais tellement émue. Vous imaginez ? Je suis assise ici, des années plus tard, et je le ressens encore ! J’ai dit à Hayley, notre assistante de production « Mon dieu, c’est si triste ! Je tourne un suicide, et c’est la fin du tournage après cette expérience si joyeuse. » Et elle m’a répondu « Non, cette scène, c’est la naissance de Bella. » Et je lui ai dit « Oui, c’est la naissance de Bella ! Bella nait parce que Victoria est partie. » C’était finalement très agréable de terminer là-dessus. [Elle s’essuie les yeux] Enfin bon, c’était cool. Rien de grave. C’est un film amusant, nous nous sommes bien amusés, et puis c’était juste un boulot.
The New York Times | Novembre 2023 | Traduit par © Emma Stone France